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Corps et nature au centre : une pratique artistique sensible

Dernière mise à jour : 24 mars 2023

J’ai discuté avec Alain Joséphine en toute simplicité, sur le balcon de son appartement de Baie-Mahault, où il réside une partie de l’année. Le reste de son temps, il le partage avec La Martinique, où il a grandi entouré par la nature.


La nature, le travail physique, la poésie sont les fondements de l’art d’Alain. Il se laisse imprégner et émouvoir par tout cela et c'est bien ce qu'il se propose de partager avec nous dans son travail artistique. Suivez-moi…



Une enfance à la campagne, terreau de sa pratique artistique


Enfant, grandissant à Rivière-Pilote, Alain Joséphine accompagnait souvent son père dans le travail de la terre, et les soins à prodiguer au bétail de la famille.


“Je crois profondément à la valeur travail. Lorsque je peins, je suis dans la même posture qu’un travailleur de la terre : j’utilise tout mon corps pour aménager un espace sur la toile.”

Alain tient à engager toute son énergie et à mettre tout son corps en mouvement dans la création d’une toile. D’ailleurs, plus il peint, plus il entraîne son corps à la peinture. Comme s’il répétait 1000 fois une chorégraphie, qui saura le conduire à l’expression la plus exacte du mouvement qu’il recherche.

“Je me considère comme un ouvrier de mon art. Il faut que le corps et les muscles soient habitués, entraînés, pour atteindre la pureté du geste, la précision. Pour habiter la couleur entièrement.”

Petit garçon, Alain Joséphine a aussi passé des heures à se promener dans la campagne martiniquaise, le nez en l’air, à l’affût des couleurs, des odeurs et des lumières du paysage escarpé.


Quand il me l’explique, je vois moi aussi le type de panorama dont il s’agit. C'est un peu comme les Grands Fonds de Sainte-Anne je crois, avec des vallées, des pentes… et partout, où qu’on regarde, un bout de ciel.


Je n’ai pas pu résister, voici une photo prise dans la campagne de Rivière-Pilote.


Ce n’est donc pas surprenant qu’Alain aime tant peindre en réfléchissant au placement de la lumière dans ses toiles. Pas surprenant non plus que dans sa dernière collection, on puisse apercevoir des pans entiers de ciel vus du sol.


“Je construis tout mon travail autour de la lumière par rapport à un paysage bien particulier fait de reliefs, de creux, de collines, de fonds, de mornes*. La façon dont elle se pose, le contraste, les clairs-obscurs, les points de vue. Tout ceci est complètement différent de la lumière sur un pays plat.”

*Morne : mot créole pour indiquer une colline, plus de détails ici


Et cette enfance a sensibilisé Alain Joséphine à la place du corps au sein de la nature. Il considère que faire évoluer son corps en pleine nature est le plus sûr moyen de se connaître vraiment :


“A force d’être en interaction avec son environnement, on ne fait que des actions en rapport avec ce que le corps ressent, au plus près de ses sensations. Au bout d’un moment, on commence à comprendre qui l’on est vraiment. On entre en accord avec son moi profond, son être sensible pur.”

J’ai passé plus d’heures le nez dans les livres qu’en pleine nature quand j’étais enfant. Mais je sais le manque que je ressens en l’absence de nature. Je sais pertinemment aussi la sérénité que j’éprouve, la manière de respirer que j’adopte lorsque je suis à la plage, ou au milieu des arbres. Il n’est pas forcément question ici de méditation, ou de communion avec la nature : c’est plutôt comme une forme d’apaisement en ce qui me concerne. Comme dit Alain, c’est “quelque chose qui ne fait pas de bruit.”



La musique comme pendant à l’art visuel


La musique a toujours fait partie de sa vie. Ses parents chantaient énormément à la maison, et Alain Joséphine a fait du chant choral dès l’âge de 10 ans. Et si ses parents lui donnent l’envie de s’essayer au théâtre, à la danse, à la musique… c’est bien le goût du chant qui lui reste. Pendant ses études aux Beaux-Arts de Bordeaux, il profite même de la proximité du Conservatoire pour apprendre le chant lyrique ! J’ai moi-même un oncle chanteur lyrique, et je sens dans la voix d’Alain la même caisse de résonance, la même puissance.

Peut-être une des raisons qui me fait me sentir aussi à l’aise en sa compagnie ?


Mais revenons à son entrée aux Beaux Arts en 1988. Je voudrais vous parler de Zao Wou-Ki, un des premiers artistes à avoir impressionné fortement Alain Joséphine, au point d’influencer tout son travail


“Il m’a appris qu’on peut suggérer l’espace sans forcément le dessiner, simplement avec la valeur des couleurs. C’est comme dans la nature, nous voyons des couleurs superposées, et notre esprit crée des lignes entre elles.”

Alors oui, en peinture, on imagine comment définir un espace, puisque c’est un art visuel. Mais en musique aussi, certains morceaux transportent le corps dans un espace grâce à l’ouïe et à la perception des sons, de manière aussi tangible que quand on regarde une toile. En voici quelques exemples : Le sacre du printemps, L’oiseau de feu, La mer, Prélude à l’après-midi d’un faune…


Je vous recommande particulièrement La cathédrale engloutie de Debussy. Les variations dans la composition et l’intensité du jeu donnent à sentir la distance qui nous sépare de cette cathédrale. Au début, elle semble être séparée de nous par un grand espace - qu’on imagine aisément rempli d’eau. Puis on sent le moment où l’on pénètre en son sein, lorsque les notes font leurs plus belles envolées ! Un instant après, on est à l’extérieur, percevant plus faiblement les dernières notes tandis que la cathédrale s’éloigne de nous… jusqu’à disparaître dans les flots. À moins que ce ne soit la musique qui nous ait transporté jusqu’à elle ?


C’est de cette manière qu’Alain s’efforce donc de créer, en apposant les couleurs dans un grand mouvement fluide de tout son corps. Pour créer une toile à taille humaine qui définit un espace, un point de vue, et dans laquelle on peut plonger tout entier.



Une réflexion poétique et humaniste sur l’art


Alain réfléchit à ce qu’il crée. Et tout un aspect de son travail passe par l’écriture. J’ai l’impression qu’il y a une partie de l’écriture qui se fait en amont de la peinture, et une autre partie en aval.


En amont d’abord, c’est la poésie. La poésie d’un instant, d’un paysage, d’une atmosphère qu’il cherche à capturer. Alain écrit de très courts poèmes, des haïkus, qui transmettent bien plus que les mots dont ils sont composés. Ils ont leur propre vibration et leur ressenti à transmettre au lecteur. Parfois, dans ses expositions, on peut voir quelques lignes en face de ses tableaux.

“En poésie, tout comme une œuvre d’art, on peut ressentir des choses qui vont au-delà des mots. L’art ne s’explique pas forcément, c’est presque épidermique.”

Et la poésie dans l’art d’Alain s’exprime également dans une pratique particulière : les dessins. Pour moi, ce sont de véritables œuvres, je leur trouve des couleurs et des variations formidables. Mais pour lui, c’est un moment de rêverie poétique, de fantaisie même. Il se laisse aller à tenter de nouvelles associations de couleurs, des compositions plus spontanées. Parfois les dessins préfigurent ce que seront les peintures. Un peu comme s’il faisait ses gammes avant de peindre les grands formats, qui sont au cœur de son art.


En aval de la création artistique, nous entrons dans l’aspect intellectuel de l’art d’Alain Joséphine. C’est-à-dire qu’en plus de se nourrir de son enfance, de ses passions, de ses ressentis pour créer, il s’attache ensuite à décortiquer sa pratique. Alain enseigne et fait de la recherche au Centre d'Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP). Il est en train de rédiger une thèse sur le processus de création artistique. Après chaque exposition, il organise un cycle de conférences. L’un des thèmes de prédilection (je vous le donne en mille) est la place du corps dans la création.


“Je prends presque autant de plaisir à la recherche qu’à la peinture. Ce qui m'intéresse c’est le rapport entre le corps, la toile et l’esprit. Il y a des échanges qui se font entre les trois pôles de cette triade, et la nature de ces échanges m’intéresse énormément.”

S’il réfléchit autant à son art, et à l’art en général, c’est parce qu’Alain Joséphine est convaincu de l’importance cruciale de l’art pour la vie humaine.


Attention, quand je vous parle d’art, j’entends toute création qui peut vous toucher au quotidien… Loin de l’ambiance guindée de certaines galeries, ou du snobisme de certains experts, je suis persuadée que l’art devrait se vivre au quotidien. Qu’il s’agisse de musique, sculpture ou peinture, une œuvre transmet une émotion qui pousse chaque personne à s’interrompre dans le flot de la vie. À habiter son corps pour ressentir. Et vivre pleinement.


J’ai toujours pensé que l’art touchait ma sensibilité et mon esprit. C’est en échangeant avec Alain que je comprends que tout ce temps j’avais négligé la part physique de mon ressenti. Car oui, face à une émotion, le corps aussi se met en branle bien sûr : chair de poule, yeux humides, cœur qui cogne dans la poitrine, sensation de flottement parfois. Quand on est touché par une expérience artistique, on se sent plus vivant parce qu’on habite pleinement son corps, et on se laisse porter par la sensation, autant que par l’émotion.


Et si on peut sentir une émotion dans sa chair, je comprends pourquoi Alain est convaincu que l'art nous réhumanise.

“Un bon concert, ou une belle exposition, ça peut changer le cœur des hommes. Ce sont des vibrations qui vont parler directement à l’âme. Je crois profondément que l’art participe à rendre les gens meilleurs.”

 

Les créations d’Alain Joséphine

Entre matière picturale et rêverie poétique



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